Hommage à Jean Noël - de Gilbert Urban :

Lorsqu'un être cher, parent, ami est dans la peine et la douleur, bien souvent on a le sentiment d'être impuissant à le réconforter, à l'aider. On se dit souvent que les mots, les attentions sont peu de choses face à la tragédie. Il n'en n'est rien. Bien au contraire. Aujourd'hui, vous vous êtes réunis ici comme autant de vagues venues d'horizons divers qui se sont assemblées au fil de l'eau pour former une houle, ample, silencieuse, digne et puissante.

Cette onde, comme une marée montante nous soutient et nous pousse lentement mais surement vers le rivage où nous allons reprendre pied. C'est quelque chose de bien physique que l'on ressent à travers tout le corps. C'est pourquoi, en toute simplicité, je tenais tout d'abord au nom de ma mère, au nom de Corine, en mon nom bien sûr, et, entre parents, amis, institutions… la liste serait bien longue, alors, finalement au nom de tous ceux qui aujourd'hui partage cette peine, je tenais d'abord en vous en remercier très profondément.

Mais ce n'est pas tout, cette onde qui se matérialise à travers vous, nous ramène aussi, depuis l'autre bout de la planète, l'essence du corps de Jean-Noël, son esprit, son âme qui emplit aujourd'hui l'atmosphère que nous respirons, qui frémit avec chaque feuille sous le vent, qui se reflète dans les rayons de soleil ou le matin sur les gouttes de rosée sur lesquelles on croit deviner un éclat fugitif de son regard.

Oui, grâce à vous, même si son corps repose, comme certain l'on si bien dit, dans un linceul éternel au cœur de milliards et de milliards de cristaux de glace, l'esprit de Jean-Noël est bien présent avec nous.

Jean-Noël, nom de code, DJANO. Lorsque l'on est né à Marseille, c'est un surnom qui va bien, c'est un bon surnom.

Djano, c'est mon petit frère. Même si avec sa gueule de baroudeur des cimes on peut penser qu'il n'a plus grand chose de petit. Mais c'est ainsi.

Il avait neuf ans lorsque je lui ai donnée sa première leçon de ski, et, quelques temps après,
il m'apprenait à skier.

Alors un peu plus tard, je lui ai montré la montagne du doigt, et, quelques temps après,
il m'apprenait la montagne.

La messe était déjà dite et la suite, à quelques détails près, vous la connaissez.

A partir de là, ce fut une ascension pas à pas, inéluctable, obstinée, avec déjà une ténacité hors du commun, depuis les tous débuts avec le train des neiges des week-end pour les premiers entrainements, en passant par les premières responsabilités en centres de vacances jusqu'à son arrivée dans cette vallée qui fut ensuite son tremplin pour sa vie professionnelle mais surtout, pour le choix de vie qu'il avait fait et la quête qui allait en résulter.

Car, comme vous le savez, Jean-Noël, ne fait que ce qu'il a décidé de faire. Mais ce qu'il a décidé de faire, il le fait bien, passionnément, intensément, puissamment, sans concession, jusqu'au bout. Vous en avez largement témoigné.

Je me suis souvent demandé où il puisait toute cette énergie.

Pour lui avoir plusieurs fois servi de cobaye pour son carnet de course, j'ai du subir son pas qui tout en étant effroyablement lent, relevait d'une économie et d'une efficacité redoutables. Je crois bien que dans un autre pays, et en d'autre circonstance on aurait dit de lui qu'il marchait parfois plus vite que son ombre.

Son énergie ? Son moteur ? Imaginez, imaginez l'orage sans le tonnerre, imaginez la tempête sans le hurlement du vent, imaginer le déferlement des vagues sans le fracas du ressac. Imaginez les forces de la nature concentrées, repliées silencieusement au creux de son cœur.

Et son cœur, il est énorme, d'attentions, de gentillesse, de joie de vivre et de partage, de malice affective. Sous des aspects parfois brusques, car il va toujours à l'essentiel, se cache une tendresse pudique que nous ne dévoilerons pas.

En revanche, impossible de ne pas évoquer son humilité, et sa sagesse. Ce n'est peut-être pas tout à fait un hasard si sa quête l'a conduit presque naturellement vers des contrées où la majesté des montagnes a certainement servie de berceau à la sagesse. Il a acquis cette capacité de recul où une sage vision du monde le dispute à l'enthousiasme.

Mai 2007, de retour du sommet de l'Everest, au camp de base, il écrivait :

" Bon, ca y est, j’ai gravi l’Everest. Je ne me sens ni très fier, ni glorieux, ni l’âme d’un vainqueur ou d’un conquérant. Juste léger, et encore un peu plus libre… Bien sûr, dans la boite aux lettres je vais retrouver quelques factures qui vont me rappeler le monde dans lequel je vis, d’ailleurs je ne le renie pas, puisque libéral convaincu, c’est grâce à cet argent que je peux m’évader (et non pas fuir). Le reste de l’année je suis assez conformiste, mais là, je peux m’exprimer dans cette nature souveraine que j’aime tant, ou les humains ne commandent pas, une des centaines de raisons qui me font partir depuis tant d’années…"

Après quelques autres expéditions plus nocturnes, indispensables pour remonter le taux de cholestérol comme il disait, il tentait cette même année le Nagat Parbat et le Dhaulagiri et savait aller, avec l'apanage de la maturité, de victoire en renoncement sans jamais se décourager.

2008, le moteur tourne de nouveau à plein régime, entre méditation et performance qui se nourrissent l'une de l'autre.

Jeudi, 12 juin 2008, 3h20 de l'après midi depuis le camp de base du G1

" Les montagnes du Karakoram sont toujours aussi splendides, il faudrait plusieurs vies pour tout explorer...Que ce soient les imposantes tours de Trango, ou la force et la puissance que dégagent les Masherbum, K2, Broad peak, et autres chogolisa, ou les glaciers à n'en plus finir, on ne sait plus où poser les yeux, Bien qu'il faille regarder où l'on met les pieds, car la marche n'est pas de tout repos.
Cette nui,t nous partirons pour le C1 à 5990m. On passe la nuit et on redescend au CB. Voilà pour une première acclim, ça va un peu nous secouer.
Les jours sont comptés. Si je veux enchainer derrière avec le Nanga il faudra terminer le G1 vers la fin juin maximum. Le compte à rebours a donc commencé mais normalement ça devrait passer...On verra aussi en fonction de la météo.
Pour l'instant les skis restent au CB je les prendrai pour l'ultime fois où je monterai faire l'assaut de ce sommet d'envergure.
C'est aussi le cinquantième anniversaire de la conquête de cette cime, en 1958.
J'aimerai bien y placer mes spatules, si la forme et les conditions le permettent..."

Et c'est avec cette étonnante capacité à maîtriser la montée en puissance qu'il écrivait quelques jours plus tard, le Samedi 14 juin 2008,

" La montée au C1 est toujours aussi longue. Sans acclim et avec un gros sac, nous avons mis 8 h pour atteindre ce camp, en louvoyant entre crevasses et séracs, un enchevêtrement inextricable de blocs de glace. Le glacier est plus ouvert qu'en 2006 et ce n'est pas le même itinéraire que nous empruntons. Nous sommes partis de nuit avec des températures négatives pour arriver à midi en plein soleil. Ces différences thermiques alliées à l'altitude et la fatigue nous ont bien scotché ! De retour au CB je savoure mon repos.
On n'a pas encore trop maigri, ça ne saurai tarder.
Demain repos, le 16 montée au C1, le 17 montée au C2, le 18 on grimpe un peu au-dessus et retour CB. En ce moment météo super, ça suit son cours...
JNUrban, depuis le camp de base du G1, avec un peu plus de globules rouges ! "

Mercredi matin 18 juin 2008, Serre Chevalier.

Un oiseau s'est précipité contre une des fenêtres du chalet familial, les ailes grandes ouvertes. C'était un bel oiseau, vivace, au dessous des ailes blanc parcouru de reflets bleus. Il a frappé la vitre avec obstination, glissant le long du verre pour y revenir à plusieurs reprises. Nous n'avons pas compris.

Jeudi matin 19 juin 2008, 8 heures, Serre-Chevalier,

L'oiseau est revenu. Avec la même obstination il a heurté plusieurs fois la même vitre de son bec au risque de la briser avant de repartir.

Deux heures plus tard l'information tombait. Jean-Noël avait chuté dans une crevasse.

Discrètement, le lendemain matin nous n'avons pas pu nous empêcher d'attendre l'oiseau. Il n'est pas venu, volant, libre, certainement vers une nouvelle destinée.

Alors, parents, amis, si d'aventure il vous arrivait de vous égarer, en montagne ou ailleurs ou tout simplement dans quelques méandres de votre conscience, pensez à lever les yeux. Il se pourrait bien que, sur le fond des nuages menaçants, un reflet bleu vous souffle au creux de l’oreille quelques bons conseils.

Voilà, nous allons reprendre le sentier, mais avant, nous allons un peu nous restaurer, pour ne pas partir l'estomac vide car Jean-Noël ne manquerait pas de nous le reprocher.

Allez Djano, passe devant, continue à montrer la voie, mais doucement petit frère, doucement car il va falloir te suivre, et nous devons en être digne.

Hommage à Jean-Noël,
Serre Chevalier, le 12 juillet 2008.
Gilbert Urban